(Episode 1/6)
Au fond d’une ruelle du quartier de Shinjuku, à Tokyo, se trouve un restaurant pour le moins singulier. Il est ouvert seulement de minuit à sept heures du matin et la carte proposée est rudimentaire : un menu unique (soupe miso au porc) et quelques boissons (bière, saké ou sôchû). Mais l’on peut commander n’importe quel autre plat. Si le patron a ce qu’il faut en cuisine, il le préparera. Les adeptes de fringales nocturnes appellent ce lieu atypique La Cantine de minuit.
Cette drôle de gargote voit le jour sous la plume de Yarō Abe en 2006. Comme la plupart des séries de mangas, elle est d’abord prépubliée dans un magazine japonais avant de paraître sous forme de volumes reliés. Elle n’est traduite en français que depuis février 2017 chez Le Lézard noir. Pour le moment, neuf volumes sont accessibles (sur vingt-trois en tout). Par ailleurs, la série a été adaptée pour le petit écran ; produite par Netflix, elle est accessible sur la plateforme.
Chaque volume de La Cantine de minuit se divise en plusieurs petites histoires dans lesquelles le plat commandé a toujours son importance : il évoque un souvenir, il provoque une rencontre, ou il marque une période particulière dans le calendrier japonais. Les mets servis sont ainsi un prétexte pour raconter une histoire de vie tantôt drôle, surprenante ou émouvante. Par sa singularité, La Cantine de minuit s’inscrit dans la droite ligne de son prédécesseur Le gourmet solitaire, écrit par Masayuki Kusumi et dessiné par Jirô Taniguchi.
Dans la lignée du Gourmet solitaire
Sorti au Japon en 1994 et publié dans sa version française chez Casterman, Le Gourmet solitaire, suivit des Rêveries d’un gourmet solitaire, est un classique incontournable du genre. Dans cette œuvre, le héros, Gorō Inoshigara, est un représentant de commerce. On connait peu de choses de lui, si ce n’est son enthousiasme débordant pour les trouvailles gustatives. Ses voyages à travers le Japon lui permettent ainsi de découvrir toutes sortes de restaurants, souvent de petites gargotes sans prétentions, dont les spécialités sont tantôt japonaises, tantôt étrangères.
Mise à part la thématique commune de la gastronomie, les séries de Yarō Abe et Jirô Taniguchi sont à première vue très différentes l’une de l’autre. Dans La Cantine de minuit, la nourriture sert de prétexte pour raconter la vie des personnages qui fréquentent l’établissement. Elle est, à l’inverse, le sujet principal des aventures du Gourmet solitaire : l’action se déroule entièrement dans le restaurant et l’on se concentre presque uniquement sur le choix de la commande et la dégustation du protagoniste. La narration se caractérise par la démarche contemplative et la flânerie du héros, marqué par le rythme lent de chaque épisode. Les styles graphiques sont également opposés. Alors que Yarō Abe conte ses histoires avec une certaine simplicité au moyen d’un dessin sans artifice et subtilement naïf, Jirô Taniguchi est lui réputé pour l’élégance de son trait fin et rigoureux.
Malgré cela, les qualités des deux séries se rencontrent à plusieurs égards. En premier lieu, les mangakas réussissent tous deux brillamment le défi de mettre l’eau à la bouche des lecteurs et lectrices grâce aux dessins de plats cuisinés, alors même qu’ils sont soumis à la contrainte du noir et blanc. En second lieu, ces œuvres sont construites en opposition aux stéréotypes véhiculés dans les mangas conventionnels.
Un manga culinaire original
Le manga culinaire est un genre à part entière, très populaire au Japon. Il existe de nombreuses séries, mais peu d’entre elles sont traduites en français – voir notamment ici pour une présentation non exhaustive. Elles peuvent prendre des formes diverses : la critique, le guide, le livre de recettes. La plupart du temps, elles suivent les conventions de genre du manga. S’il s’agit d’un Shônen, catégorie de mangas destinée aux garçons, la recette est toujours la suivante : le héros ou l’héroïne se découvre un talent inné pour la cuisine et progresse au fur et à mesure en affrontant des adversaires. S’il s’agit d’un Seinen, la série s’adresse alors aux adultes et se concentre davantage sur le savoir-faire culinaire.
Les studios japonais imposent aux mangakas des cadences particulièrement serrées avec l’obligation de livrer plusieurs dizaines de pages par semaine. Une telle industrialisation conditionne à la fois le dessin qui doit être simple et sans fioriture, mais également le scénario qui doit viser un public identifié (garçons, filles ou adultes) et qui est bien souvent sacrifié au profit de l’action – voir sur ce point l’article passionnant de Thierry Grillet, « A la recherche du Japon perdu », paru dans Books et disponible ici.
Le Gourmet solitaire et La Cantine de minuit font toutes deux fi de ces conventions, proposant à l’inverse une célébration de la vie ordinaire et des aventures insignifiantes. On prend alors le temps de l’observation et de la description. En ce sens, le message véhiculé est indirectement politique, marquant une certaine opposition au rythme effréné de l’ « économie japonaise du travail imposant la productivité et la conformité au groupe » (Thierry Grillet). Ainsi, dans La Cantine de minuit, on ne suit pas l’évolution d’un héros : le patron du restaurant est presque traité comme un personnage secondaire. Les histoires concernent en premier lieu les clients et clientes du restaurant : certain.e.s sont seulement de passage et n’apparaissent qu’une fois, d’autre sont des habitué.e.s que l’on apprend à connaître au fur et à mesure de la série. On ne s’intéresse pas non plus aux compétences techniques du chef : les plats préparés marquent seulement le point de départ de chaque épisode et déclenchent le récit.
Un tableau de la vie nocturne de Tokyo
Par-delà cette célébration de la vie ordinaire, La Cantine de minuit recouvre un intérêt quasiment d’ordre sociologique. Le patron ouvre les portes de son restaurant à minuit et accueille ainsi des personnages qui souvent travaillent la nuit. On y rencontre alors une grande diversité de profils, dont certains tout à fait marginaux : des strip-teaseuses, un yakuza, un réalisateur et des acteurs et actrices de film X, un patron de bar gay, une policière, un écrivain et bien d’autres dont on ne connait pas toujours la profession. Yarō Abe dessine ainsi une cartographie de la société nocturne de Tokyo, ce qui fait en grande partie l’originalité de ce manga.
Tous ces protagonistes sont autant d’occasions d’aborder certaines questions brûlantes de société – la pornographie, l’homosexualité, la transidentité, la pression sociale sur le rapport au corps ou au célibat, … – au moyen d’aventures humaines contées sans préjugés et avec toujours beaucoup de bienveillance. Derrière chaque commande se cache ainsi un fragment de vie, important ou anecdotique, et dont le récit révèle des interrogations sociales profondes.
Une incroyable source d’inspiration culinaire
Dans La Cantine de minuit, la cuisine est avant tout célébrée pour sa convivialité. Chaque dessin de plat fumant dont se délectent les personnages est absolument savoureux. On y retrouve des mets typiques du Japon : certains sont sophistiqués, mais d’autres sont beaucoup plus simples, inspirés de la cuisine traditionnelle familiale. Certains personnages habitués commandent toujours la même chose ; d’autres entrent par hasard, attirés par la délicieuse odeur d’un curry préparé la veille et réchauffé pour la nuit. Il arrive par ailleurs que les commandes soient tout à fait improbables, telles que des sardines à l’huile ou encore de la soupe lyophilisée que l’on trouve dans les avions. Les chapitres se succèdent et permettent à chaque fois de découvrir de nouvelles recettes – on signale au passage que le livre de cuisine de la série est paru en 2019 chez Le Lézard Noir.
Voilà donc une lecture qui fait du bien, qui rassérène l’esprit en même temps qu’elle stimule les papilles. Attention cependant, que chacun et chacune soit averti.e : se plonger dans La Cantine de minuit réveille systématiquement l’appétit, quel que soit le moment de la journée. Pour que la délectation de l’âme ne soit pas gâchée par la frustration du palais, nous vous proposons de nous arrêter sur quelques-uns des plats présentés dans la BD, parce que les histoires qu’ils racontent nous ont particulièrement plu, et parce qu’ils ont donné l’occasion à Morgane, notre cheffe cuisinière, de les réaliser à sa manière. Évidemment, on vous livrera ses secrets… !
La bibliographie
Yarō Abe, La Cantine de Minuit, Tomes 1 à 9, éd. Le Lézard Noir, 2007 à 2021, traduit par Miyako Slocombe.
Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi, Le Gourmet solitaire et Les rêveries d’un gourmet solitaire, éd. Casterman, coll. « Ecritures », traduit par Patrick Honnoré.
Benoit Deuxant, « La Cantine de minuit et Le Gourmet solitaire », publié le 14 mai 2020 dans la magazine de Pointculture, à lire ici.
Thierry Grillet, « A la recherche du Japon perdu », dans Books, 2019, n°6, page 44, à retrouver ici.
Aurélien Pigeat, « « La Cantine de minuit » : quand l’ordinaire sort de l’ordinaire », publié le 17 mai 2017 sur le site ActuaBD.com, à lire ici.
Annabelle Dumoutet
CULTURE FOOD